5 – La lune : des pourquoi ?

Pourquoi près de 60 ans avant de retourner sur la Lune ?

            Au total, seulement 12 hommes se sont rendus sur la Lune avec les missions Apollo 11, 12, 14, 15, 16 et 17, entre 1969 et 1972. Mais depuis, plus personne n'a jamais foulé la surface lunaire. Un fait qui soulève de nombreuses questions, et qui va même jusqu'à remettre en cause les réussites de l'Agence spatiale américaine (NASA).

À l'époque, il s'agit pour les États-Unis de vaincre l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) dans le cadre de la guerre froide. Dès le début des années 60, le président John Fitzgerald Kennedy fait de la Lune un objectif. Ce contexte fait gonfler les budgets de la NASA, qui se voit allouer jusqu'à 5 % du budget fédéral du pays au pic du programme Apollo. En prenant en compte l'inflation, l'ensemble du programme a coûté 260 milliards de dollars aux États-Unis.

Mais aujourd'hui, l'agence spatiale ne reçoit que 0,5 % de ce même budget. Une baisse de revenus qui s'explique par une perte d'intérêt quasiment immédiate du grand public après que le pays a remporté la course à la conquête spatiale.

Pour autant, en 2026, les États-Unis vont reprendre le chemin de la Lune. La mission Artemis 3 promet de faire revenir des astronautes sur l'astre plus de 50 ans après la dernière mission lunaire. Au-delà des contraintes financières, le facteur risque est désormais beaucoup plus intégré, et il n’est plus admissible aujourd’hui que la mort de plusieurs astronautes dans un incendie (Apollo 1), un arrêt de moteur (Apollo 6) ou un défaut de conception (Apollo 13) puisse se reproduire. Les missions Apollo sur la Lune étaient incroyablement risquées. Neil Armstrong, ‎Michael Collins et ‎Buzz Aldrin savaient qu’ils n’avaient qu’une chance sur deux de revenir (vivants) sur terre. La NASA s'est battue pour s'assurer que tous les astronautes reviennent vivants sur Terre. Aujourd'hui, cet indispensable mantra pèse lourd dans le design des missions Artemis et des infrastructures. Chaque vaisseau doit apporter suffisamment de redondance dans ses sous-systèmes critiques pour garantir la sécurité des astronautes, ce qui rend tout plus complexe et plus long à certifier.

Mais aujourd'hui, ce qui a le plus changé, c'est le pourquoi de ces missions : Artemis replace la science à son cœur. Contre quelques échantillons ramassés entre 1969 et 1972 durant une dizaine d'heures sur la Lune, il est ici question de rester jusqu'à une semaine à la surface de la Lune.

Pourquoi explorer et exploiter la Lune ?

           Si les récents progrès de la technologie ont permis de faire baisser le coût des missions, incitant de nouveaux acteurs publics ou privés à se lancer, la Lune ne se livre toutefois pas si facilement. Historiquement, 47 % des vols inauguraux se soldent par un échec. D’autant que l'échec n'est pas (plus ?) une option !

Alors pourquoi tant de convoitise ?

Plusieurs aspects entrent en jeu. Tout d’abord, il y a bien sûr le côté scientifique : notre satellite naturel garde encore quelques secrets pour connaître le système Terre-Lune ou effectuer des recherches depuis la Lune (de la radioastronomie, par exemple). Le mieux étant bien sûr de le faire sur place (avec un alunisseur) et non de loin (avec un orbiteur). Cependant faire avancer les connaissances fondamentales ne rapporte pas grand-chose, même si la science sert souvent d’alibi. L’intérêt du privé dans ce domaine est surtout de faire payer des laboratoires scientifiques qui veulent envoyer leurs propres missions.

Et puis, à l’époque du programme Apollo, la Nasa avait toujours visé la zone équatoriale de la Lune, bien moins risquée sur le plan technique. Mais la découverte d’eau glacée dans la zone du pôle Sud a bousculé l’enjeu des futures missions spatiales. Cette eau pourrait devenir essentielle à long terme pour faire de la Lune une base relais spatiale pour que les astronautes puissent ensuite aller sur Mars.

Deuxième aspect : la fierté nationale. Si les enjeux affichés sont, comme dans les années 1960, en partie scientifiques, pour les divers pays et chefs d’entreprise, la Lune apparaît comme un trophée, convoité par tous. De plus, parmi les différentes motivations à reconquérir la Lune, pour les nations figure aussi (voire surtout) l'aspect symbolique et politique : tout pays qui veut démontrer une capacité technique et économique développe ses missions lunaires.

Troisième objectif : le tourisme. Le milliardaire japonais Maezawa devrait être le premier touriste, et probablement pas le dernier… Reste à voir évidemment si la chose sera rentable à long terme, l’effet de nouveauté s’estompant rapidement et le nombre de clients fortunés restant faible.

Quatrième objectif : il y a évidemment les ressources lunaires … Qu’y a-t-il donc de si précieux sur la Lune ? De l’hélium-3, un isotope de l’hélium pouvant être fort utile dans les centrales nucléaires à fusion. Seuls problèmes : pour l’extraire en grandes quantités, il faudra quasiment retourner toute la surface lunaire, la défigurant à jamais, et il n’existe encore aucune centrale de ce type, juste des prototypes comme ITER, où la fusion n’est pas encore maîtrisée. Divers éléments chimiques, ensuite, mais à ce niveau, les astéroïdes métalliques sont plus intéressants, du moins jusqu'au jour où l’on maîtrisera le mining spatial (ce qui est loin d’être le cas). Enfin, ce qui explique que de nombreuses missions se dirigent vers les pôles, de la glace d’eau, surtout présente là où il fait froid, dans les cratères jamais éclairés des pôles lunaires. Récupérer de l’oxygène et de l’hydrogène à partir de cette eau serait utile pour des astronautes installés sur place et aussi servir de carburant pour faire de la Lune une base avancée pour l'exploration profonde.

           A plus long terme, la suite du programme ambitionne la construction d’une station spatiale en orbite lunaire pour parvenir à une présence durable à la surface, cette plateforme pourrait aussi servir de point de départ à de futures explorations martiennes. La vision est la présence permanente de l'humanité sur la Lune pour le développement d’une économie lunaire, éventuellement par le biais de robots. Un concept de “village lunaire”, dont l’environnement géopolitique repousse, sans doute assez loin, la concrétisation du concept.

Malgré tout, le défi technique et le coût global d'Artemis rendent encore ces objectifs sinon hypothétiques, à tout le moins difficiles à atteindre. Il n'empêche que la volonté est là, et que les Etats-Unis souhaitent aussi associer d'autres nations à leur exploration lunaire, grâce à une base internationale en orbite lunaire nommée Gateway

Pourquoi le pôle Sud ?

            Le pole sud lunaire est particulièrement convoité en prévision du retour des astronautes sur notre satellite naturel. Jusque là, toutes les missions lunaires se passaient au niveau de la zone équatoriale, bien moins risquée sur le plan technique. Mais la découverte d’eau glacée dans des cratères au pôle sud est revenue battre les cartes des prochaines missions vers la Lune, car celle-ci pourrait devenir essentielle pour les prochaines missions.

Qui dit H2O, dit possibilité de s’hydrater, produire des aliments pour les futurs équipages, mais dit surtout de l’hydrogène et de l’oxygène, les composants essentiels pour fabriquer du carburant et faire décoller une fusée. Un enjeu d’autant plus important, qu’il s’agit in fine d’aller sur Mars.

Reste qu’aller sur au pôle sud est autrement difficile. C’est pour cette raison que la Nasa a prévu d’y envoyer plusieurs engins avant Artemis 3, la mission qui doit voir des astronautes remettre un pied sur notre satellite, en 2026, si tout se déroule comme espéré.

À cela s’ajoutent les températures extrêmes, puisque celles-ci varient de 123 °C de jour à plus de -170 °C la nuit. On parle ici des températures globales de la Lune, mais au pôle sud les nuits y sont plus que glaciales.

Par ailleurs, les cratères « d'obscurité éternelle » dans lesquels l’eau pourrait être conservée n’ont jamais été exposés au Soleil ; c’est pour cette raison qu’elle serait restée à l’état de glace. Ces zones sont appelées cratères d’obscurité éternelle et les températures y sont de l’ordre de -230 °C. Autant dire qu’il va falloir être bien protégé du froid pour que les robots comme les humains s’y aventurent.

Le pôle sud est un milieu encore mal connu : quel type de poussière ou de terre s'y trouve ? À quel point fait-il froid ou chaud ? Quelles sont les types de radiations ? … De plus, le pôle sud est plus hostile que la zone équatoriale et des problèmes de communications peuvent survenir.

D’un point de vue scientifique, on a un accès à une géologie différente de la Lune. La face cachée reçoit bien plus d’impacts météoritiques que la face visible et on va pouvoir analyser ces matériaux sans détérioration.

Pourquoi il est si compliqué de se poser sur la Lune ?

            De nombreuses missions d’alunissage ont échoué, de l’Inde à la Russie.

Parce que la Lune n'a pas d'atmosphère

La Terre est grosse ; pour s'en échapper, il faut beaucoup de vitesse : 11,2 km/s [soit 40.320 km/h]. On arrive sur la Lune à une très grande vitesse. Pour s'y poser en douceur, il faut retrouver une vitesse nulle ou quasi-nulle. Sauf que sur la Lune, il n'y a pas d'atmosphère. Il n'est donc pas possible de déployer des parachutes pour ralentir, comme c'est le cas sur Terre.

En arrivant sur la Lune, le seul moyen de ralentir, c'est de faire une contre-poussée, en allumant les moteurs. Cette poussée, il faut la doser parfaitement bien pour maîtriser la descente et contrôler la vitesse, ce qui est très difficile car tout est automatisé et qu'il faut une extrême précision.

Parce qu'il n'existe aucun système de géolocalisation

Si des sondes ont permis de cartographier la Lune de façon assez précise, il est difficile de s'y repérer convenablement une fois que l'on se trouve sur place. Lorsqu'un appareil arrive là-bas, il ne peut pas s'appuyer, comme c'est le cas sur Terre, sur un système de géolocalisation par satellite de type GPS ou Galiléo pour savoir de façon très précise où il se situe. Chaque appareil doit essayer d'acquérir des données, de prendre des images, et de faire des corrélations avec les informations qu’on lui a fournies au départ.

L'absence de système de géolocalisation aux abords de la Lune n'est pas une fatalité. Cela pourrait changer à l'avenir avec la construction d’infrastructures, mais pour l'instant, un réseau de stations GPS et radar lunaires est encore loin de devenir une réalité. En attendant, il faut faire sans et composer avec les incertitudes.

Et elles sont importantes. Sur Terre, la précision avec le système européen Galiléo est de l'ordre du mètre. Pour poser leur module Slim à la surface Sud de la Lune, les Japonais s'étaient initialement fixés une marge de précision de l'ordre de la centaine de mètres. Ils ont finalement touché leur point de chute le 19 janvier 2024 avec une marge d'erreur de 55 mètres, ce qui est mieux que prévu et déjà remarquable.

Or, la précision du lieu d'arrivée est cruciale car la Lune n'est pas toute plate ni lisse. Elle a des reliefs, des cratères, des rochers, des pentes, qui peuvent compliquer l'arrivée d'un appareil à sa surface. Sans être extrêmes, les terrains ne sont pas super faciles.

Parce que la maîtrise de l’altitude et de la vitesse doit être très précise

Pendant la descente, déterminer l'altitude avec précision s'avère également capital. C'est pourquoi les appareils embarquent des radars qui doivent délivrer, en continu, une information la plus précise possible. La surface est-elle à 15 ou 18 m, puis à 7 ou 10 m, etc. ? Une imprécision de 3 m, par exemple, peut être fatale pour le vaisseau … qui n'a le droit qu'à une seule tentative.

Les phases de la descente commencent généralement à une centaine de kilomètres de la surface de la Lune, ce que l'on appelle l'orbite basse lunaire. Lors de cette phase, les systèmes vont se servir d'un signal radar pour connaître l'altitude relative et donner des consignes de façon à adapter la vitesse au tout dernier moment pour toucher le sol.

Parce que le pilotage se fait à (très grande) distance

A l'échelle de l'univers, de la galaxie ou même du système solaire, la Lune est la porte à côté. Elle se trouve toutefois à quelque 384.000 km de la Terre. On ne peut donc pas piloter en temps réel : il y a délai d'un peu plus d'une seconde.

Une seconde de latence ? Ce laps de temps peut sembler court mais il s'avère immense à grande vitesse et lors d'un alunissage. L'ultime étape de la descente est donc automatisée. A tout cela s'ajoute le fait que la Lune présente par endroits des anomalies locales du champ de gravité. Au total, pour l'instant, environ une mission lunaire sur deux se termine en crash !

            La face cachée encore plus difficile

C’est déjà difficile de se poser sur la Lune, alors sur la face cachée … Encore récemment, plusieurs sondes se sont retrouvées en déséquilibre sur la Lune et ont perdu le contact avec la Terre. Sur la face cachée, les terrains sont beaucoup plus accidentés, il n’est pas évident de trouver un endroit qui soit à peu près plat pour se poser. Mais surtout, parce que cachée, les signaux de communication avec la Terre ne passent pas.

Pour y arriver, il faut placer au préalable au point de Lagrange du système Terre-Lune un satellite relais, pour transmettre les signaux. Un corps (satellite) situé entre deux planètes/astres est soumis à l'attraction gravitationnelle de l'un et de l'autre. Il existe un endroit où ces forces sont égales ; c'est un point « neutre » où le satellite est en équilibre. Le mathématicien, mécanicien et astronome italien, Joseph Louis Lagrange, démontrera en 1772 qu’il en existe 5. Le point L2 du système Terre-Lune (à 449.600 km de la Terre et 65.000 km de la Lune, c’est-à-dire à l’opposé de la Terre derrière la Lune) accueille depuis 2018 l’orbite du satellite relais chinois Queqiao, qui tourne donc exactement au même rythme que la Terre (immobilité apparente relative). « Par triangulation » il relaie en les réfléchissant vers la terre (à la manière d’un miroir) les signaux émis ou reçus par la sonde lunaire Chang’e 4 posée sur la face cachée de la Lune. Une autre difficulté vient du fait que le point L2 est instable (contrairement aux points L4 et L5) : si l’orbite dévie du point, même légèrement, la force de gravité va lentement l’entraîner au loin, vers la Terre ou le Soleil, sans retour possible (ce qui explique que le point L2 ne contient pas de corps naturels).

Sur ce plan on est à un degré de complexité sensiblement supérieur aux missions sur la face visible, mais bien inférieur à une mission martienne (ou sur un astéroïde) puisqu’il y a très peu de décalage de temps.

Aller dans l’espace : une bonne idée ?

            En 1963, six ans après le lancement du premier satellite, les rédacteurs de l’Encyclopaedia Britannica posèrent cette question à cinq éminents penseurs de l’époque : « La conquête de l’espace par l’homme a-t-elle accru ou diminué sa stature ? » Les intimés étaient la philosophe Hannah Arendt, l'écrivain Aldous Huxley, le théologien Paul Tillich, le scientifique nucléaire Harrison Brown et l'historien Herbert J. Muller.

Soixante ans plus tard, alors que la ruée vers l’espace s’accélère, que pouvons-nous apprendre de ces sommités du XXe siècle écrivant à l’aube de l’ère spatiale ?

L’état de l’espace 60 ans après

            Beaucoup de choses se sont passées depuis. Des vaisseaux spatiaux ont atterri sur des planètes, des lunes, des comètes et des astéroïdes à travers le système solaire. Les deux sondes spatiales Voyager, lancées en 1977, continuent leur avancée dans l'espace interstellaire à près de 25 milliards de km de la Terre.

Une poignée de personnes vivent dans la station spatiale internationale ISS en orbite autour de la Terre depuis 25 ans. Plus de 270 astronautes d'une vingtaine de pays l'ont déjà visitée. Les humains se préparent à retourner sur la Lune après plus de 50 ans, cette fois pour établir une base permanente et exploiter les profonds lacs de glace du pôle sud.

Il n'y avait que 57 satellites en orbite terrestre en 1963. Il y en a aujourd'hui plus de 10.000, et des dizaines de milliers d'autres sont prévus.

Les services par satellite font partie de la vie quotidienne. Les prévisions météorologiques, l’agriculture, les transports, les opérations bancaires, la gestion des catastrophes et bien plus encore reposent toutes sur des données satellitaires.

Avec ces changements considérables, Hannah Arendt, Aldous Huxley et Paul Tillich, en particulier, ont des idées visionnaires.

Un nouveau monde courageux

            Huxley est célèbre pour son roman de science-fiction dystopique de 1932, Le Meilleur des Mondes (Brave New World), et … pour son utilisation expérimentale de drogues psychédéliques. Dans son essai, il se demandait quel était cet « homme » qui avait conquis l’espace, soulignant que ce n’était pas l’espèce humaine mais la société urbaine et industrielle occidentale qui avait envoyé des émissaires dans l’espace. Cela n’a pas changé. Le Traité sur l’espace extra-atmosphérique (ONU, 10 octobre 1967) affirme que l’espace est le domaine de toute l’humanité, mais en réalité il est dominé par quelques nations et individus riches. Huxley a déclaré que la notion de « stature » supposait que les humains avaient un statut spécial et différent de celui des autres êtres vivants. Compte tenu de l’immensité de l’espace, parler de conquête était, selon lui, « un peu idiot ».

Tillich était un théologien qui a fui l’Allemagne nazie avant la Seconde Guerre mondiale. Dans son essai, il explique comment voir la Terre de l’extérieur nous a permis de « démythifier » notre planète. Contrairement à « l’effet de vue d’ensemble » très discuté qui inspire aux astronautes un sentiment de crainte presque mystique, Tillich a soutenu que la vue depuis l’espace faisait de la Terre un « grand corps matériel à regarder et à considérer comme totalement calculable ».

Lorsque les vaisseaux spatiaux ont commencé à imager la surface lunaire dans les années 1960, le processus de calcul a commencé pour la Lune. Aujourd’hui, ses minéraux sont évalués comme produits destinés à l’usage humain.

Les humains ont-ils changé, ou est-ce notre façon de voir la Terre ?

           Comme Tillich, Arendt a quitté l’Allemagne sous l’ombre du nazisme en 1933. On se souvient surtout d’elle pour ses études sur les États totalitaires et pour avoir inventé l’expression « la banalité du mal ». Son essai explorait la relation entre la science et les sens humains. C’est une pièce dense et complexe.

Au début du XXe siècle, la théorie d’Einstein sur la relativité restreinte et la mécanique quantique nous a montré une réalité bien au-delà de la capacité de compréhension de nos sens. Arendt a déclaré qu’il était absurde de penser qu’un tel cosmos puisse être « conquis ». Au lieu de cela, « maintenant, nous pouvons ‘conquérir l’espace’ grâce à notre nouvelle capacité de gérer la nature à partir d’un point de l’univers en dehors de la terre ».

Le nouveau géocentrisme

           La courte durée de vie humaine et l’impossibilité de se déplacer plus vite que la vitesse de la lumière font qu’il est peu probable que les humains puissent voyager au-delà du système solaire. Il y a une limite à notre expansion dans l’espace.

Lorsque cette limite sera atteinte, dit Arendt, « la nouvelle vision du monde qui pourrait en découler sera probablement à nouveau géocentrique et anthropomorphique, bien que ce ne soit pas dans le sens ancien de la terre comme centre de l’univers et de l’homme comme étant le centre de l’univers, l’être le plus élevé qui soit ». Les humains reviendraient sur Terre pour donner un sens à leur existence et cesseraient de rêver aux étoiles.

Ce nouveau géocentrisme pourrait être exacerbé par un problème environnemental déjà apparu en raison de la croissance rapide des méga-constellations de satellites. La lumière qu’ils réfléchissent obscurcit la vue du ciel nocturne, coupant nos sens du cosmos dans son ensemble.

Le futur lointain

           Et s’il était technologiquement possible pour les humains de s’étendre dans la galaxie ?

Arendt a déclaré qu'évaluer l'humanité depuis une position en dehors de la Terre réduirait l'échelle de la culture humaine au point où les humains deviendraient comme des rats de laboratoire, étudiés comme des modèles statistiques. D’assez loin, toute culture humaine apparaîtrait comme rien d’autre qu’un « processus biologique à grande échelle ».

La conquête de l’espace et la science qui l’a rendue possible se sont dangereusement rapprochées de ce point où la culture humaine serait considérée comme un processus biologique. S’il parvenait un jour à y parvenir sérieusement, la stature de l’homme ne serait pas simplement abaissée selon tous les standards que nous connaissons, mais elle serait détruite.

Soixante ans plus tard, les nations sont en compétition pour exploiter les ressources minérales lunaires et astéroïdes. Les entreprises privées et les milliardaires de l’espace sont de plus en plus présentés comme la voie à suivre. Après la Lune, Mars est le prochain monde en lice pour la « conquête ». Le mouvement contemporain connu sous le nom de long-termisme promeut la vie sur d’autres planètes comme une assurance contre le risque existentiel, dans un futur lointain où les humains (ou une forme d’entre eux) se propageraient pour atteindre les galaxies.

Mais la question demeure. Les voyages dans l’espace renforcent-ils ce que nous valorisons dans l’humanité ? Arendt et ses collègues essayistes n’en étaient pas convaincus.​

The Conversation - Alice Gorman - 04 déc 2023