Les détroits turcs

Dardanelles et Bosphore, des détroits emblématiques

           Les Dardanelles et le Bosphore, couloirs maritimes étroits et sinueux situés de part et d’autre de la mer de Marmara, relient la mer Noire au bassin méditerranéen et ont constamment été, à ce titre, l’objet de conflits et de rivalités au cours de l’histoire.

Ce sont des détroits emblématiques, les « Détroits » par excellence, et ont longtemps été désignés ainsi, avec une majuscule et sans qualificatif, du fait du rôle important qu’ils ont pu jouer dans les relations internationales de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle. Par leur configuration (enfilade de deux détroits successifs de part et d’autre d’une mer intérieure, la mer de Marmara) comme par leur position à la charnière de l’Europe et de l’Asie, ils constituent un objet géographique particulièrement complexe.

Les Détroits turcs apparaissent comme deux longs couloirs maritimes, étroits et sinueux, de part et d’autre de la mer de Marmara. Les courants marins complexes, les brouillards fréquents et les vents de secteur nord dominants imposent des conditions difficiles à la navigation et la grande taille des navires modernes rend plus périlleuse encore les manoeuvres dans ces couloirs maritimes sinueux et de profil transversal irrégulier.

            Le détroit des Dardanelles (l’Hellespont de l’Antiquité), s’étire sur quelque 61 km, de la mer Egée au sud-ouest à la mer de Marmara au nord-est, est large de 1,2 à 6 km, avec une profondeur maximale de 103 m, pour une moyenne de 55 m. Il s’élargit ensuite en entonnoir vers la mer de Marmara, « petit bassin » maritime fermé.

La construction du pont suspendu Çanakkale 1915 (en référence à la victoire navale de Gallipoli), le plus long pont suspendu du monde (4.608 m) reliant Gelibolu (Europe) à Lapseki (Asie), avec une structure de 3.563 mètres, d’une portée de 2.023 mètres (une allusion à l’année du centenaire de la République turque), a débuté en mars 2017 pour franchir le détroit des Dardanelles. Il a été inauguré le 18 mars 2022 (date qui commémore la victoire navale des forces ottomanes, le 18 mars 1915, face aux Alliés dans la bataille des Dardanelles de Gallipoli). Ce pont est le premier à enjamber ce bras de mer, frontière naturelle entre l’Europe et l’Asie. Il vient s’ajouter aux trois autres ponts stambouliotes faisant le trait d’union entre les deux continents et permettra de relier la Thrace orientale à l’Anatolie en contournant Istanbul.

            Le détroit du Bosphore (Bosporos [le passage de la vache] dans l’Antiquité) relie la mer de Marmara à la mer Noire. À son entrée méridionale, il reçoit à l’ouest un vaste bras de mer, puis se rétrécit peu à peu jusqu’à son point le plus étroit et décrit ensuite deux coudes avant de s’élargir jusqu’à son débouché sur la mer Noire. Long de 32 kilomètres pour une largeur allant de 698 à 3.000 mètres, il sépare les deux parties anatolienne (Asie) et rouméliote (Europe) de la province d'Istanbul.

En juin 2021 a été lancé le projet « Canal Istanbul », gigantesque canal de 45 km parallèle au détroit du Bosphore, pour une profondeur de 21 mètres et une largeur de 275 mètres. Il permettra le passage quotidien de 160 navires de fort tonnage. Un autre intérêt est dans la construction associée de projets urbanistiques devant permettre d'« accroître l'attractivité d'Istanbul comme métropole globale ».

            Du fait de leur configuration physique, les Dardanelles et le Bosphore conjuguent deux rôles dans la circulation générale : une circulation maritime longitudinale par le seul débouché de la mer Noire sur le bassin méditerranéen, mais aussi une circulation terrestre transversale, au prix d’une brève traversée, entre l’Europe et l’Asie dont ils marquent depuis l’Antiquité la limite à forte charge symbolique.

Plutôt que d’un trafic, il faut donc parler de plusieurs trafics qui interfèrent. D’abord le trafic national de cabotage, le trafic de desserte du port d’Istanbul, et aussi le trafic local de traversée des détroits. Chaque matin, environ un million d'habitants de la rive anatolienne, soit près du quart de sa population, empruntent quelque 150 navires, publics ou privés, pour aller travailler dans l'Istanbul européenne.

Mais le Bosphore et les Dardanelles constituent surtout une voie maritime internationale dont le trafic croissant est perçu à la fois comme une richesse par les acteurs économiques et comme une menace par les riverains. Sans parler du trafic militaire, le trafic marchand de transit est de plus en plus dense, surtout depuis l’ouverture en 2001 d’un nouveau terminal russe sur la mer Noire (à Novorossisk). 520 millions de tonnes ont transité en 2019, avec un nombre de bateaux de haute mer atteignant 41.000.

Une circulation difficile et dangereuse

            Cette augmentation notable du trafic et le changement de nature de celui-ci depuis 1936, avec la part prise par les tankers et autres méthaniers (que l’on peut estimer à la moitié du tonnage total), fait de ce trafic une réelle source de menaces pour les riverains. Avec le développement des pays riverains de la mer Noire, ces détroits arrivent souvent à saturation. Ils constituent un risque permanent de congestion du trafic et surtout de pollution en cas d'accident, pour les 60.000 navires environ qui y passent chaque année. Le danger est aggravé par la nature des millions de tonnes d'hydrocarbures qui y transitent chaque année.

La menace constituée par le trafic de transit « sensible » n’est pas seulement potentielle, elle est effective. Le risque d’accident est réel (une cinquantaine par an). La circulation est notamment interdite la nuit, la taille des navires est limitée et l’Organisation maritime internationale (OMI) conseille expressément l'embarquement d'un pilote, et pour les grands navires, l'utilisation d'un remorqueur d'escorte. Ceci ne concerne toutefois que les navires de commerce effectuant un transit sans escale ou mouillage. Pour les navires à destination d'un port ou d'un mouillage dans la zone des détroits, l'accès est soumis à la réglementation Turque, et le pilotage est donc obligatoire.

Pour soulager le passage annuel de quelque 10.000 pétroliers, une solution alternative serait envisagée : un pipeline sous la mer Noire passant par la Bulgarie et la Grèce, vers la mer Egée.

Des détroits disputés au cours de l’histoire

            Originellement, le termes de « Dardanelles » (et d'« Hellespont ») désignait les régions situées de part et d'autre du détroit. Par extension, le mot désigne aujourd'hui le détroit lui-même.

            La théorie liant le déluge à la mer Noire (publiée en 1997 par William Ryan et Walter C. Pitman, de l'Université Columbia) fait valoir que le Bosphore aurait été formé autour de 5600 av. J.-C.

            En 667 av. J.-C., des colons de Mégare fondent la cité de Byzance sur le détroit. En 481 av. J-C., Xerxès Ier, roi de Perse, fit relier les rives du détroit par un pont de bateaux pour permettre à son armée d'envahir la Grèce. Ce pont de bateaux fut jeté depuis la ville d'Abydos, en un point où le détroit se réduit à 7 stades (environ 1.200 mètres). La construction nécessita l'utilisation de 674 bateaux maintenus ensemble par des cordes et formant deux bras obliques de 314 et 360 navires.

            Il n’est pas étonnant que les détroits aient accueilli d’importantes agglomérations urbaines. Le premier site majeur fut celui de Troie, sur la rive asiatique au débouché des Dardanelles sur la mer Égée. La composante terrestre de la situation de Byzance l’a ensuite emporté avec la conquête romaine, et encore plus nettement à partir du IVe siècle de notre ère, quand l’empereur Constantin décida en 324 d’y établir sa capitale, la Nouvelle Rome à laquelle la postérité donna le nom de Constantinople. Pendant 16 siècles, la cité du Bosphore se trouvera successivement à la tête de trois vastes empires continentaux.

            Après la chute de Constantinople, les rives asiatiques des détroits du Bosphore et des Dardanelles passèrent sous domination de l’Empire ottoman. Après Byzance et Constantinople, en 1453 la capitale fut appelée Istanbul. Puis les Ottomans prirent pied sur la rive nord européenne des Dardanelles. Désormais, fut appliquée une règle fondamentale du droit public ottoman, à savoir la fermeture à la navigation étrangère de la mer Noire, considérée comme une mer intérieure par le pouvoir ottoman. Toutefois les Vénitiens furent autorisés à y circuler pour commercer (en 1479, 1482, 1513 et 1521) mais l'autorisation fut révoquée en 1540.

            Tant que la mer Noire fut plus ou moins un « lac ottoman », le rôle militaire des Détroits passa au second plan. La décision de fermeture de la mer Noire commença à être compromise à partir du début du XVIIIe siècle à la suite de l'expansion de la Russie vers la mer Noire. Avec le traité de Karlowitz du 26 janvier 1699, la Sublime Porte accepta de céder à la Russie le littoral de la mer d'Azov. La persistance de la poussée de l’Empire russe au cours du XVIIIe siècle, aboutit au traité de Kutchuk Kaynardji de 1774 par lequel, d’une part, l’Empire ottoman abandonnait toute la rive septentrionale de la mer Noire et, d’autre part, la Russie obtenait la liberté de navigation pour ses navires marchands dans la mer Noire et à travers les Détroits.

            Le traité des Dardanelles, signé le 5 janvier 1809 entre l’Empire ottoman et l’Angleterre, constitue un tournant dans l’histoire des détroits. Par son article 11, la couronne britannique promettait de respecter le principe, connu sous l’appellation d’« ancienne règle de l’Empire ottoman », selon lequel les détroits du Bosphore et des Dardanelles sont fermés aux bâtiments de guerre étrangers, « tant que la Sublime Porte se trouve en paix ».

La bataille des Dardanelles (bataille de Gallipoli) opposa l'Empire ottoman, allié de l’Empire allemand, à la Triple Entente (France, Empire russe et Royaume-Uni avec, en particulier, les troupes australiennes et ANZAC) en 1915. Pour pouvoir ravitailler la Russie alliée, le contrôle des Détroits était indispensable. Les occidentaux perdirent cette bataille. L'affrontement est resté célèbre car il marqua le début de l'ascension de Mustafa Kemal, le premier président du pays et fut également un élément fondateur de l'identité nationale turque. La Russie finira par sortir du jeu à la suite de la révolution de 1917, laissant le champ libre au projet d’une internationalisation et d’une démilitarisation desdits détroits, qui furent entérinées par le traité de Sèvres en 1920.

La Première Guerre mondiale conduit à l’internationalisation des détroits turcs

            À l’issue de la Première Guerre mondiale, et la défaite de l’Empire ottoman, les Détroits furent placés sous le contrôle d’une Commission internationale des Détroits. Puis, après la victoire turque dans la guerre gréco-turque de 1920-1922, le traité de Lausanne de 1923 conservera le principe de l’internationalisation et de la libre circulation associée, mais en rétablissant toutefois la souveraineté turque, ainsi que la possibilité d’une remilitarisation en temps de guerre.

A noter que le traité de Lausanne du 24 juillet 1923 (qui remplace le traité de Sèvres du 10 août 1920 qui mettait fin à la Grande Guerre en ce qui concerne l’Empire ottoman) fixe également les frontières de la nouvelle Turquie et solde la « question d’Orient », l’expression utilisée par les diplomates du XIXe siècle pour désigner l’implication des puissances européennes dans le démembrement de l’Empire ottoman, depuis l’échec de la prise de Vienne par les armées du sultan en 1683.

            En 1936, la convention de Montreux, signée en 1936 par la Bulgarie, la Grèce, le Japon, la France (qui en est la dépositaire), la Roumanie, le Royaume Uni, la Turquie, Chypre, l'Inde et les défuntes URSS (Russie et Ukraine sont les États successeurs pour ce traité) et Yougoslavie, remplace le traité de Lausanne pour la gestion des détroits et définit les bases du système actuel : la Turquie retrouve la pleine souveraineté sur les deux rives, donc le contrôle des Détroits. La Commission internationale est supprimée; les navires de commerce ont le droit de libre circulation de jour comme de nuit, tandis que le passage des navires de guerre en temps de guerre est interdit, sauf en exécution d’une décision de la Société des Nations ou d’un accord auquel la Turquie serait partie prenante.

La France et la Grande-Bretagne n’ayant pas pris le risque de pousser la Turquie dans les bras de l’Allemagne en cas de conflit, ont par ce traité fait d’Ankara la seule maîtresse des Détroits, avec la possibilité de les remilitariser, même si la libre circulation reste la règle. Elle permet par ailleurs à la Turquie de fermer les détroits à tout bâtiment étranger en cas de conflit, ainsi qu’à tout navire d’une puissance avec laquelle elle serait en guerre.

            Dès l’émergence de la Russie en tant qu’empire, la question de l’accès aux mers chaudes, c’est-à-dire libres de glaces toute l’année, s’imposait en effet comme cruciale. Il s’agissait de faire jeu égal avec les grandes thalassocraties, à commencer par l’Angleterre. À cette fin, l’objectif ultime a longtemps été la conquête des détroits turcs, qui lui auraient donné un accès libre à la Méditerranée.

Après la Seconde Guerre mondiale, prenant le prétexte de la visite du cuirassé américain USS Missouri en 1946, l’Union soviétique va tenter à son tour d’obtenir une révision de la convention de Montreux en sa faveur, provoquant la crise des détroits turcs. Cet épisode se solde par l’entrée de la Turquie, neutre jusque-là, dans l’OTAN en 1952. Moscou renoncera à ses revendications en 1953.

Avec la guerre en Ukraine, en février 2022, la Turquie a mis en place l'accord de la Convention de Montreux qui interdit le passage du Bosphore et du détroit des Dardanelles à tous les navires de guerre. Un accord non respecté par les Russes qui déguiseront leurs navires de guerre en navires marchands : "la Russie abuse de cette distinction en utilisant des navires marchands civils comme auxiliaires navals pour fournir la logistique à ses opérations militaires en Syrie et en Ukraine".

Les détroits turcs, plus stratégiques que commerciaux

            Les détroits turcs sont stratégiques pour l’accès à la mer Noire. Ils sont considérés comme des eaux internationales pour les navires de commerce, et la Turquie n'a pas le droit de restreindre leur usage en temps de paix. Les autorités maritimes turques peuvent inspecter les navires pour des raisons sanitaires ou de sécurité, imposer des droits de passage, mais n'ont pas le droit de leur interdire le franchissement du détroit. Toutefois, en temps de guerre, la Turquie peut restreindre l'accès au détroit.

La convention à l’épreuve des conflits armés

            La période de la guerre froide a redonné une grande importance stratégique aux Détroits, car la Turquie, base avancée de l’alliance atlantique face à l’Union Soviétique, a installé de vastes zones militaires à l’entrée nord du Bosphore de façon à en faire un véritable verrou de la Méditerranée.

Quant à l’utilisation des Détroits en cas de conflit armé, le principal précédent qui existe est celui du conflit en Géorgie survenu en 2008, l’épisode criméen de 2014 n’ayant pas eu d’incidence en la matière. La Turquie, qui ne s’était pas encore rapprochée de la Russie, avait alors bloqué le passage des navires américains dont le tonnage excédait les limites prévues par la convention (un État non riverain ne peut maintenir, sur la mer Noire, qu’une flotte de 45 000 tonnes au maximum).

Dans le cas de l’invasion de l’Ukraine, conformément à la convention de Montreux, la Turquie, le 24 février 2022, a fermé à tout trafic maritime militaire les détroits vers la mer Noire. Cette fermeture, en réalité, semble avantager par défaut la Russie, dont la marine peut opérer en mer Noire sans être gênée par d’autres, même si elle n’a plus la possibilité d’envoyer de renforts depuis la Méditerranée. Cette situation n’est pas sans rappeler, toute proportion gardée, celle de la Seconde Guerre mondiale, où la Turquie avait fait de même, ce qui avait limité fortement les possibilités pour les forces de l’Axe d’attaquer l’URSS.

            Situé à proximité du détroit des Dardanelles, le port grec d’Alexandroúpoli, en eau profonde sur la mer de Thrace pourrait bien bousculer la carte géopolitique du sud de l’Europe, car il offre une alternative à la fermeture des détroits du Bosphore par la Turquie. Le corridor d’Éros permet en effet d’atteindre les pays riverains de la mer Noire, offrant ainsi une alternative à la voie maritime. C'est une autre porte d’entrée vers la Bulgarie toute proche, puis la Roumanie, et enfin l’Ukraine, que l’on peut atteindre en quelques jours.

Le port grec, jusque-là méconnu, fait de l’ombre à la Turquie. Il est même devenu un atout de taille dans le bras de fer que se livrent depuis des années en Méditerranée orientale Athènes et Ankara jalouse en quelque sorte de son mandat de protectrice et de garante de la sécurité des détroits. Alexandroupoli, chef-lieu de la province de l’Éros, jusque-là méconnu, pourrait bientôt devenir une véritable plaque tournante occidentale et otanienne.

Le canal d’Istanbul, un potentiel trouble-fête

            Le projet du canal d’Istanbul, lancé en 2011 pourrait entrer en conflit avec la convention de Montreux, notamment au sujet de la libre circulation qui induit l’absence de péages. Son intérêt premier reste de créer un passage alternatif au Bosphore, qui constitue une zone à risque où les accidents sont fréquents, l’un des plus spectaculaires de ces dernières années étant la destruction accidentelle en 2018 d’une villa ottomane par un vraquier.

Par ailleurs, ce projet divise énormément en Turquie. Ainsi, plusieurs amiraux ont été arrêtés en avril 2021 pour avoir signé une tribune dénonçant l’idée de ce canal et mettant en doute sa compatibilité avec les dispositions de la convention. Mais en réalité, il est pour l’instant peu probable qu’il voie le jour dans un futur proche, la crise économique que subit la Turquie risquant certainement d’avoir raison de ce projet pharaonique, sur lequel pèsent par ailleurs de nombreuses hypothèques techniques, à commencer par celle du risque sismique.

Du reste, en matière militaire, il n’aurait pas d’incidence directe dans la mesure où les navires seraient toujours obligés de passer par les Dardanelles, et n’échapperaient donc pas à la convention, quelle que soit l’interprétation du texte appliquée au canal d’Istanbul.