Théodore Joyeux, l’étonnant pionnier du Tour de France.
Ouest-France - Gautier Demouveaux – 30 jun 2021
En 1895, huit ans avant la première édition du Tour de France, un coureur amateur entreprit de réaliser une Grande Boucle en solitaire.
. Novembre 1902. Pour relever les ventes du journal L’Auto face au Vélo, un titre concurrent, le journaliste Géo Lefèvre, responsable de la rubrique cyclisme, souffle l’idée d’une course révolutionnaire à son rédacteur en chef, Henri Desgrange. Pourquoi ne pas organiser une course à étapes de près de trois semaines, qui relierait les grandes villes de l’Hexagone : un tour de France ?
D’abord dubitatif, le patron de L’Auto est finalement conquis par l’idée et annonce pour l’été suivant « la plus grande épreuve cycliste jamais organisée » dans les colonnes de son journal. Ainsi, le 1er juillet 1903, un peloton d’une soixantaine de coureurs s’élancent de Montgeron en banlieue parisienne pour une boucle de 2.428 kilomètres, en seulement six étapes, via Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux et Nantes, avant un retour à Paris. La course est remportée par le Français Maurice Garin, qui entre ainsi dans l’histoire du cyclisme.
Un pionnier trentenaire et coiffeur
. Pourtant, « le petit ramoneur », surnom du premier vainqueur de la Grande Boucle, n’est pas le premier à avoir effectué un tel périple. En effet, huit ans auparavant, un coureur amateur a lui aussi parcouru un tour de France à vélo, la première circonvolution hexagonale homologuée.
Nous sommes le 11 mai 1895, Théodore Joyeux, 30 ans, s’élance dans ce défi hors du commun pour l’époque : parcourir près de 5.500 kilomètres en 19 jours consécutifs, soit une moyenne de 289 kilomètres quotidiens, à une époque où les routes ne sont pas aussi carrossables qu’aujourd’hui.
Né le 19 novembre 1865 à Tonneins en Lot-et-Garonne, Théodore Joyeux est coiffeur dans le civil. Il ouvre son salon en 1887 à Castillonnès, un village situé à une quarantaine de kilomètres au nord de sa ville natale. À cette époque où la bicyclette fait ses premiers tours de roues, le jeune homme se prend de passion pour cet engin et commence à s’entraîner sur son temps libre et à participer à des courses organisées dans sa région.
En 1891, il devient champion départemental et s’engage sur les plus grandes courses de France. Il est au départ du premier Paris-Brest-Paris dans la catégorie des « Touristes-routiers », c’est-à-dire non sponsorisé par une marque de cycle. Malgré son statut d’amateur, il fait sensation en se classant 8e de l’épreuve ! L’année suivante, il termine 18e de Bordeaux-Paris et décroche son premier podium sur Bordeaux-Toulouse. En 1893, il s’impose sur Choisy le Roy-Tours et retour, sa seule victoire dans une course, avant de terminer à la troisième place de Lyon-Paris-Lyon en 1894. Cette année-là, il parvient même à établir plusieurs records de distances sur six et douze heures sur route. Sa réputation de coureur de fond n’est plus à faire, mais malgré ses performances et ses places d’honneur, il approche la trentaine et les sponsors préfèrent faire signer des coureurs plus jeunes.
Un vélo sans chaîne
. Un fabricant parisien – les cycles Métropole – va pourtant faire appel à lui pour promouvoir sa nouvelle machine, l’Acatène (du latin a–catena : sans chaîne). Contrairement aux bicyclettes de marques concurrentes, la transmission entre le pédalier et la roue arrière s’effectue par un jeu d’engrenages. Joyeux et son endurance vont devenir un moyen de communication et de promotion pour cette firme française !
En effet la presse relate au jour le jour le périple du coureur alors âgé de 30 ans, comme Le Petit Parisien : « Le courageux voyageur continue son chemin avec une ténacité extraordinaire. Jamais on n’aurait cru un homme capable de faire 250 km par jour pendant aussi longtemps. Il a fallu que Joyeux parte sur son Acatène–Métropole pour nous prouver que ce n’était pas impossible… »
Finalement, Joyeux réussi son pari, salué par les médias : « Le record que vient d’établir Joyeux, de Castillonnès, est sans conteste l’un des plus beaux qui aient été menés à bonne fin, tant au point de vue de l’homme qu’à celui de la machine, rapporte la revue L’Industrie Vélocipédique. Le temps épouvantable n’a cessé d’assaillir le recordman, rendant sa performance pour ainsi dire invraisemblable et au-dessus des forces humaines. Au cours des 5.500 km parcourus, pluie, grêle, vent… Tout s’est ligué pour décourager le vaillant cycliste. […] Justice étant rendu au vaillant recordman, le public doit considérer la machine qui a pu suffire à pareille tâche. Il s’agit de l’Acatène-Métropole ! »
Après cet exploit, Joyeux empoche la somme de 2.200 francs (l’équivalent de plus de 8.000 euros en 2021), d’une timbale en argent et d’une bicyclette. Il jouit d’une réputation grandissante et devient l’ambassadeur officiel de la marque.
Polémique autour du premier tour
. Pourtant, quelques jours après son arrivée, un autre coureur crie au scandale et accuse Théodore Joyeux de lui avoir piqué son idée ! « En réalité, l’idée de ce Tour de France appartient à un Breton du nom de Jean-Marie Le Corre, natif de Trémel dans les Côtes d’Armor, où il travaille pour un négociant en métaux, raconte le journaliste Michel Dalloni dans son ouvrage 100 questions sur le Vélo. Son projet, il l’a présenté dans la presse : 5.100 km de route, 61 villes étapes, 25 jours de vélo, départ de Paris le 16 mai 1895. Théodore Joyeux, qui sait lire, a été plus rapide… »
Malgré tout, l’exploit du coiffeur est là, et Théodore Joyeux entre dans l’histoire comme le premier cycliste à avoir bouclé un Tour de France. Le Gascon continue sa tournée de promotion et poursuit ses défis en solitaire. En 1896, il établit un nouveau record en reliant Calais et Marseille en 63 heures, avant de s’attaquer quelques mois plus tard au Paris-Amsterdam.
Mais après trois ans à se battre contre lui-même dans d’immenses raids en solitaire, il décide de revenir dans la compétition et s’essaie à la piste ; il enchaîne les courses d’endurance. En 1898, il termine 3e des 72 heures de Paris et s’embarque pour New York afin de participer aux 6 jours. Ce sera la dernière course de sa carrière.
Fin de carrière à 40 ans
. Retiré des courses cyclistes, Théodore Joyeux reprend les ciseaux à Castillonnès. Mais le coiffeur reste un compétiteur dans l’âme. Dix ans après son exploit en vélo, c’est sur une moto qu’il s’élance pour un nouveau Tour de France, cette fois-ci pour la marque Austral et la promotion de son modèle Tricar, afin de prouver les qualités de résistance de ce type de véhicule. Il boucle les 5.000 km en… 25 jours, plus long qu’à vélo !
Malgré tout, c’est sur ce nouveau record que Théodore Joyeux raccroche, à 40 ans. Après ce dernier coup d’éclat, il revend son salon de coiffure pour ouvrir un commerce de cycles et de motos à Valence-d’Agen (Tarn-et-Garonne) avant d’ouvrir une salle de cinéma à Mont-de-Marsan dans les Landes puis un autre à Biarritz au Pays basque.
En 1921, alors que le Tour de France fait étape à Bayonne, Henri Desgrange avouera « que l’idée d’organiser la grande épreuve cycliste que nous connaissons vint du record de Théodore Joyeux ! » Une juste reconnaissance pour ce pionnier, de la part du patron de L’Auto et de la Grande Boucle…